Portrait d’un inconnu

Plus isolés, plus éloignés du sens commun que la plupart des psychotiques et des déficients mentaux, sont les autistes profonds. Ils n’ont presque aucun point de contact avec notre monde. Cet article tente de retracer la vie de l’un de ces étrangers radicaux.

 

Jérôme D. est né le 31 mai 1970. C’était un beau bébé, avec de grands yeux clairs. Un bébé facile, dont on enviait les parents pour cette raison qu’il ne pleurait jamais. Il ne riait pas, non plus. Son regard balayait l’espace autour de lui, sans jamais s’arrêter aux silhouettes qui se penchaient sur son berceau. On aurait cru que, pour lui, les autres êtres humains étaient de verre, transparents.

À dix-huit mois, Jérôme ne s’intéressait pas aux jouets, ni aux autres enfants, ni à ses parents, et ne parlait toujours pas. Le médecin de famille pensait qu’il s’agissait d’un léger retard de développement et le qualifiait de « gros pâté ».

Comme son mutisme persistait, on dut se rendre à l’évidence : il était différent. Mais quel était son mal ? Jérôme ne présentait apparemment aucune anomalie de constitution. Ses parents consultèrent des médecins, des spécialistes divers : l’un après l’autre, ils le déclarèrent sourd. On lui fit passer des tests : si on agitait une clochette à côté de Jérôme, il ne détournait pas la tête ; si on l’enfermait dans un caisson et qu’on le soumettait à des sons distordus, même en poussant le volume au maximum, il restait sans réaction… Le constat de surdité paraissait donc s’imposer. Et puis, un beau jour, devant ses parents stupéfaits, Jérôme se mit à chantonner l’air de « Meunier, tu dors… » Non seulement il entendait, mais il avait l’oreille juste.

Il fallut attendre que ce garçon soit parvenu à l’âge de quatre ans pour qu’un psychiatre lyonnais établisse enfin un diagnostic pertinent : Jérôme était autiste. Le terme même d’autisme est resté inconnu jusqu’à une période récente. Cette pathologie a été définie avec précision pour la première fois en 1942 seulement, par l’Autrichien Léo Kanner. L’autisme profond se caractérise par l’absence de langage, l’indifférence affective, l’impossibilité de communiquer avec les autres et le refus du changement. Le simple fait de déplacer un objet, dans l’environnement quotidien d’un autiste, peut donner lieu à des crises d’angoisse, à des éclats de violence… Pour l’autiste, le temps n’existe pas. Il n’y a pas de passé, aucune projection dans l’avenir. La vie entière baigne dans l’immuable.

 

N’avoir plus rien à voir

Jérôme continuait à grandir, tout en restant le même. Il pouvait rester longtemps assis dans son coin, à s’occuper à des manipulations, faisant tourner des legos entre ses doigts, ou vibrer une feuille au creux de sa main. Il aimait marcher sur la pointe des pieds, en se servant de ses bras comme balancier. C’était un enfant paisible, inoffensif. Sur le plan social, pourtant, sa bizarrerie commençait à poser de sérieux problèmes. Quand il accompagnait ses parents pour un dîner chez des amis, une fois son assiettée avalée, Jérôme partait explorer la maison. Il passait de pièce en pièce, ouvrait les placards, en déballait le contenu. Il débranchait systématiquement les lampes de chevet. Les invitations devinrent de plus en plus rares… Sans le savoir, par sa simple présence, Jérôme faisait progressivement le vide autour du noyau familial.

Pourtant, ses parents ne se décourageaient pas. Ils espéraient encore guérir leur fils, le forcer à quitter son retrait. Ils tentèrent tout ce qui était en leur pouvoir pour l’éveiller : ils l’emmenèrent au cirque, au zoo, à la montagne, à la mer, et même, une fois, ils allèrent jusqu’à Venise avec lui en camping-car. Jérôme suivait, mais aucun des paysages traversés ne retenait son attention.

Et puis, à quatorze ans, il y eut un brutal changement d’humeur. La vie de famille bascula dans le cauchemar. Cela arriva sans prévenir, pendant les vacances, dans un camping à Vézelay. Jérôme était couché. Ses parents étaient dehors, qui prenaient l’air du soir. Ils entendirent des chocs sonores qui provenaient de la tente où se trouvait leur fils. Jérôme était en train de se frapper. Et il n’y allait pas de main morte. Il se flanquait à toute volée des gifles et des coups de poing dans le visage.

De ce jour, Jérôme devint unique Seigneur et Maître dans son foyer. Lui qui avait toujours été brimbalé au gré des envies des autres, instaura sa tyrannie. Il venait de découvrir l’arme puissante du chantage affectif. On refusait de lui servir à manger illico presto ? On ne l’habillait pas comme il le souhaitait ? On regardait la télévision au lieu de s’occuper de lui ? Bing, il se donnait un coup. Puis un autre. Encore un autre. Et il continuait à se rosser ainsi, à se mettre la figure en sang, en marmelade, jusqu’à ce que ses parents terrorisés lui cèdent.

En quelques mois, il s’abîma le portrait. Les bosses, les hématomes lui enflaient le front, les tempes, les pommettes. Il se tapait, et pas n’importe où : il visait les yeux. Si on essayait de l’en empêcher en lui attachant les mains, il se ruait la tête la première contre les murs. Si on lui enserrait le buste, il se débrouillait pour se laisser tomber, se fracasser les genoux sur le sol.

Que faire ? Aucune thérapie ne parvenait à entraver cette manie. Un jour, ses parents conduisirent Jérôme chez un psychologue à Mâcon : dès qu’il le vit entrer dans son cabinet, ce dernier eut un mouvement de recul. La tête de ce garçon ne ressemblait plus à rien, c’était une ecchymose, un chou-fleur. Jérôme se maltraitait en public. Au bout de deux minutes, le psy craqua : « Emmenez-le, emmenez-le » cria-t-il d’un ton suppliant aux parents. Ils se rendirent chez un autre professionnel, un pédopsychiatre à Chalon-sur-Saône. Plus imaginatif, celui-là s’assit à côté de Jérôme et lui dit : « Ah bon, tu te mets des claques ? Eh bien, regarde : moi aussi ! C’est vachement drôle ! » Là-dessus, il entreprit de se baffer à son tour, en rigolant bien fort. Devant les parents incrédules, tous deux exécutèrent un sketch digne des Marx Brothers.

Les traitements chimiques s’avérèrent également inefficaces. Les neuroleptiques laminaient Jérôme, le mettaient sens dessus dessous. Il bavait, sortait la langue, tenait sa tête de travers, ou bien il restait des heures anéanti sur le canapé, réduit à l’état de légume. Mais il continuait de se marteler. Certaines nuits, ses parents comptèrent qu’il pouvait se donner jusqu’à six cents taloches.

Au bout de deux ans de ce régime, comme il s’acharnait toujours du même côté, il perdit l’œil gauche. Cela ne lui servit pas d’avertissement, au contraire. Il changea de face, pour entamer son œil valide. À vingt ans, Jérôme était atteint d’une double cataracte traumatique. Il dut subir une opération. Le chirurgien, après l’intervention, prévint les parents : « Maintenant, j’ai fait mon boulot. Mais empêchez-le de continuer… »

 

L’obscurité console  

Aujourd’hui, Jérôme a trente-trois ans. Le voilà, si l’on peut dire, parvenu à ses fins : il est aveugle. De l’avis de ceux qui ont tout essayé pour le protéger, pour lui éviter la cécité, il se sent mieux ainsi. Il n’est plus agressé par les images du monde extérieur. Maintenant qu’il n’y a plus cette foule inquiétante d’objets sans signification qui peuple son espace vital, il est à peu près tranquille. Il aime écouter de la musique classique, connaît des opéras entiers par cœur. Il peut fredonner de mémoire La Flûte enchantée de la première à la dernière note.

Jérôme vit désormais dans une institution spécialisée. Un week-end sur deux, il retourne chez lui. Ses parents l’accueillent volontiers ; ils ont fini par prendre goût à sa compagnie, à préférer sa présence à celle des bavards gêneurs. Certes, ils se sont sacrifiés. Ils ont passé vingt-six années de leur existence à s’occuper, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d’un être qui ne les a jamais regardés, ni embrassés. Qui ne les a jamais appelés papa-maman. Cependant, ils ne regrettent rien. Parfois, d’ailleurs, Jérôme leur adresse un signe de complicité, presque imperceptible : il leur touche l’épaule du bout de l’index, ou bien il leur tend la joue… C’est là son expressivité maximale. C’est, au moins, une brèche. Sitôt réunis, tous les trois, ils reprennent leurs habitudes. Ils passent les après-midis à se promener en forêt, côte à côte. Comme dit le père, ils font le « sandwich » : Jérôme est le jambon bien rouge entre ses deux croûtons.

 

Texte paru dans L’Imbécile de Paris, mai 2004, © Alexandre Lacroix