Avez-vous déjà songé à envoûter l’être aimé, pour vous assurer de sa fidélité absolue ? Voici le compte-rendu d’une visite chez un sorcier africain.
Un mardi de juin, vers midi, je me suis rendu au 97, rue des Poissonniers, dans le dix-huitième arrondissement parisien. En bas de l’immeuble, deux enfants jouaient à la balle sur le trottoir. J’étais venu à cette adresse parce que j’avais pris rendez-vous, par téléphone, avec un médium sénégalais, le professeur Moro.
Il vous est probablement déjà arrivé de vous voir remettre, à la sortie d’un métro, un prospectus publicitaire de la taille d’une carte de visite, vantant les pouvoirs magiques d’un marabout. Souvent les textes de ces prospectus sont truffés d’expressions imagées et drolatiques ; celui du professeur Moro est une perfection du genre. Une petite photo grise y est reproduite, assortie de ce commentaire : « Regardez bien ce qu’il a en main, c’est une preuve fatale ! » Hélas, sur le médaillon minuscule, on ne voit que le visage du bonhomme. Si certains de ses collègues mettent en avant leur capacité à résoudre vos problèmes professionnels, le professeur Moro se présente comme un spécialiste des affaires de cœurs. Il use d’une comparaison canine curieusement répandue chez les représentants de sa profession : « si votre partenaire est parti(e) », affirme le prospectus, non seulement le professeur Moro le fera revenir, mais il ou elle « courra derrière vous comme un chien derrière son maître ». Curieux de découvrir quelles étaient les méthodes employées par ce « grand voyant », je résolus d’aller le voir et de lui exposer un chagrin d’amour bidon.
Une plongée dans la misère
Je m’engage donc dans la cage d’escalier de l’immeuble. La peinture des murs est complètement mangée par le salpêtre. Des fils électriques pendent, des canalisations dénudées et mal rafistolées courent le long des plinthes. Je toque, au troisième étage, porte de gauche. On m’ouvre. Un jeune homme me fait entrer dans une pièce de dix mètres carrés. Pour tout ameublement, deux canapés hors d’âge, deux chaises, un évier. Une télévision est allumée, qui diffuse une émission culinaire. Sur un mur, sont punaisés un poster de publicité pour une compagnie aérienne congolaise et la photo d’une mosquée. Dans un coin, en équilibre sur le dossier d’un canapé, un vieux livre à la couverture renforcée par du scotch noir. Le Coran.
Monsieur Moro est sorti, mais il ne va pas tarder, m’assure le jeune homme très souriant qui m’accueille (il est si souriant que j’ai l’impression qu’il se paie ma tête). Nous engageons la conversation. Moïse – c’est le prénom de mon hôte – me raconte sa vie. Il n’a pas de femme ni d’enfant. Il travaille en intérim sur des chantiers, et envoie l’essentiel de ses salaires à ses parents et à ses frères, qui sont au pays. Quand il n’a pas de boulot, c’est-à-dire l’essentiel du temps, il reste chez lui.
Au bout d’une dizaine de minutes, arrivent Fanta et Cani. Fanta est la femme du professeur Moro. Cani, sa fille, est âgée de huit mois, mais aussi grande et forte que le serait une Européenne de deux ans. Fanta entreprend de nettoyer la vaisselle sale qui encombre l’évier. Chaque fois qu’elle a rincé un plat, elle le jette par la fenêtre. Intrigué, je finis par me lever pour voir ce qu’elle trafique. A la rambarde de la fenêtre, est accroché un caddie de supermarché qui pend au-dehors, et fait office de placard.
La vaisselle terminée, Fanta s’assoit, dénoue son boubou et donne le sein à Cani, sans paraître le moins du monde gênée par ma présence. Comme le maître des lieux ne se présente toujours pas, Moïse et moi devisons tranquillement… Entre nos pieds, se balade une souris qui grignote des miettes de-ci, de-là. Au-dessus de nos têtes, une trentaine de mouches décrivent dans l’espace leurs trajets obsessionnels.
La consultation
Enfin le professeur Moro est là. C’est un homme de quarante-cinq ans environ, le bas du visage couvert d’une barbe rase et grisonnante, un œil aveugle. D’un abord nettement moins facile que les membres de sa famille, il a la raideur de port qui sied à un patriarche, et s’exprime par phrases brusques, hachées. Mais peut-être son retard, et son attitude autoritaire, font-ils partie d’une mise en scène soigneusement étudiée ?
Il me fait entrer dans la seconde pièce du logis. Un drap a été tiré, qui cache un lit et des effets personnels. Une table étroite et des chaises occupent la place restante. Sur la table, trônent un téléphone et des piles de dossiers. Du coup, cette chambre ressemble à peu près au bureau d’un médecin.
Nous nous installons et je lui raconte mon histoire. J’habite en Bourgogne et suis professeur de français, mens-je. Pendant quatre ans, j’ai vécu avec une femme, qui travaille à l’office du tourisme de Cluny. Cette femme m’a quitté, il y a un mois et demi, pour un autre homme. Désespéré, je viens faire appel à ses services. Le marabout avale ces couleuvres en me considérant avec sérieux et componction, sans manifester le moindre scepticisme.
Quand j’ai achevé mon récit, il prend une feuille et se met à tracer très lentement, avec un stylo-bille vert, un tableau. Il me demande d’écrire dans les cases mon nom, mon prénom, ma date de naissance, ma nationalité, ainsi que ceux de mon amie. Cette formalité accomplie, le professeur réclame dix euros « pour l’inscription ». Je refuse de me laisser faire : au téléphone, nous avions convenu que le tarif de la consultation n’excèderait pas trente euros. Je tire donc de mon portefeuille cette somme exacte en liquide, et affirme que je ne paierai aucun supplément. Il palpe les billets et les range avec précaution dans une boite. Le voilà provisoirement radouci.
Étape suivante : je déballe les pièces qu’il m’a demandées d’apporter, c’est-à-dire deux vêtements, l’un m’appartenant, l’autre ayant été porté par la femme que je souhaite envoûter (ma compagne m’a prêté un de ses tee-shirts à bretelles pour l’occasion), et deux photos nous représentant, elle et moi (pour ça, j’ai pioché dans l’album de nos vacances). Le professeur répartit ces objets autour de la feuille qui porte mention de nos états civils. Il ouvre un tiroir. Il y puise un gros coquillage blanc, qu’il dépose sur le tee-shirt de ma compagne, puis un grigri – sorte de coloquinte à la forme vaguement phallique, peinte en rouge, prolongée d’une mèche de cheveux véritables – qu’il place sur mon maillot.
Il va à la fenêtre, en obture l’ouverture à l’aide d’un carré de tissu pourpre. Nous sommes maintenant en tête-à-tête dans la pénombre. Le marabout murmure des formules incantatoires. Il sort de sa poche un chapelet. Il crache dessus, puis se frotte le visage avec. Il m’enjoint à l’imiter. Un peu rebuté par ces perles de plastique que la salive a rendues gluantes, je m’exécute.
Un mauvais moment à passer
Le marabout récupère le chapelet, psalmodie d’une voix sourde tout en l’égrenant. Son regard se révulse. Il saisit le grigri chevelu et se met à l’agiter furieusement. Il m’ordonne de me lever et d’ôter ma chemise. Soit. Alors, il me recommande sur un ton impérieux de fermer les yeux. Pendant que j’ai les paupières baissées, il me tapote son grigri sur la poitrine et sur le ventre. Ça ne lui suffit pas. Il exige que je tombe pantalon et caleçon. J’hésite un instant. Si je refuse, la séance de magie va tourner court. Ce serait un peu dommage de s’être aventuré jusque-là pour rien… J’obtempère donc, et me retrouve dans cette pièce obscure, les yeux fermés, en compagnie d’un marabout en transe qui me tamponne le sexe avec une coloquinte. Pour faire du journalisme d’investigation, il faut parfois savoir payer de sa personne. Ensuite, il me tend des ciseaux pour que je lui donne une mèche de poils pubiens. Je le fais, mû par une conscience professionnelle en acier.
« Tu es un homme qui n’a pas le sens »
Je me rajuste avec le soulagement qu’on imagine et nous reprenons nos places initiales. Le professeur choisit, parmi ses dossiers, une liasse de feuilles jaunies, couvertes d’écritures cabalistiques. Après quelques hésitations, il sélectionne un texte et le lit à haute voix, avec un débit très rapide, en suivant les lignes du doigt. Puis il recommence avec un autre bout de papier. Je remarque, tandis qu’il remue cette paperasse, que ses mains tremblent. Se sentirait mal à l’aise, au beau milieu du cérémonial ?
Après plusieurs minutes, il interrompt ses marmonnements et plante son regard dans le mien. Il demande : « Tu es allé voir un autre sorcier pour ta femme ?
– Non.
– C’est bien. Avant cette femme, tu étais avec une autre femme ?
– Oui.
– Et tu avais des rapports avec elle ?
– Euh… oui.
– Et avant, tu étais encore avec une autre femme ?
– Oui.
– Combien de femmes en tout ?
– Je ne sais pas… Dans notre culture, c’est assez courant d’avoir des rapports avec plusieurs personnes » tenté-je d’expliquer. Mais cette justification ne satisfait guère mon médium intransigeant et peu enclin, sur le chapitre des mœurs, au relativisme culturel. Il inspire profondément et m’assène avec conviction son diagnostic : « Voilà. C’est ça le problème. Tu es un homme qui n’a pas le sens. »
Un silence.
« Le sens de quoi ?
– Tu n’as pas le sens pour t’occuper d’une épouse et protéger des enfants. C’est pour cette raison que ta femme est partie. Je peux te guérir, mais c’est un double travail. D’abord, il faut que je travaille pour la faire revenir. Ensuite, il faut que je te redonne le sens. Pour cela, il faut que j’invoque des esprits, des grands diables, entre minuit à cinq heures et demie du matin, pendant des semaines.
– D’accord… » Je commence à comprendre où il veut en venir. Avec une pointe d’agacement, je lui demande combien d’argent il veut pour faire intervenir ses esprits et me rendre « le sens ».
« Mille euros. Est-ce que tu as un chéquier sur toi ?
– Non. Mais, entre nous, c’est beaucoup, mille euros…
– Si tu veux, je peux faire des facilités de paiement. Spécialement pour toi.
– Quelles genres de facilités ?
– Pour toi, c’est cinq cents euros. Alors, qu’est-ce que tu décides ? Tu acceptes ? »
La plaisanterie a assez duré
Il est temps de mettre un terme à cet entretien, qui prend une tournure vénale et franchement déplaisante. J’explique donc à ce rusé professeur que je préfère m’arrêter là, que cette séance me suffit amplement. J’étais très content de faire sa connaissance, bien sûr, mais je n’ai pas autant d’argent à lui consacrer… Quand j’esquisse un mouvement pour reprendre mes affaires, il pousse les hauts cris. Impossible ! Je ne peux pas récupérer mes vêtements, parce que ses grigris très magiques sont posés dessus ! Si je les touche, me dit-il en roulant des yeux comme des billes, il va arriver un grand malheur ! À ce stade, la moutarde me monte au nez, je balaie du revers de la main coquillage et coloquinte, rassemble mes photos, mes fringues, et même mes poils, que j’enfourne dans mon sac de voyage… Pas question de laisser entre les mains d’un sorcier des objets si intimes. Je ne suis pas superstitieux, mais quand même, on n’est jamais trop prudent. Malin comme il est, le professeur Moro serait capable d’utiliser de ce bric-à-brac pour me jeter un sort.
Texte paru dans L’Imbécile de Paris, été 2005, © Alexandre Lacroix