Les toits de Paris

En ville, on étouffe dans des logements étroits. Mais il suffit d’une échelle et d’une lucarne pour accéder à un domaine supérieur, où la beauté et la mort sont au rendez-vous.

 

Je voudrais ici retracer l’histoire d’une de mes passions, dont je ne sais si elle est partagée : durant dix années, je fus un promeneur assidu des toits de Paris. Cela a commencé à l’âge de quinze ans, lorsque j’accédai à l’indépendance et emménageai dans une chambre de bonne. À partir de ce moment, je fis des escapades quasi quotidiennes sur le zinc. Par le vasistas de ma chambre, je pouvais me faufiler sur un toit en pente. J’escaladais un chapiteau et de là, en m’étirant, mes mains atteignaient une arête, à laquelle je me hissais. J’avais de la chance : mon premier terrain de jeu était immense. En passant d’un immeuble à l’autre par des échelles de fer rouillées plantées le long des conduits de cheminée, il était possible d’arpenter l’ensemble d’un pâté de maisons de cinq cents mètres de côté. Il y avait une corniche, depuis laquelle j’aimais contempler la saignée de l’avenue Trudaine dans les crépuscules rosâtres. Du côté est, j’avais une vue intéressante sur le métro aérien de Barbès-Rochechouart. Les dômes blancs du Sacré-Cœur surplombaient le panorama vers le Nord. Je finis par connaître ce terrain par cœur, découvris des raccourcis, des combles inhabités dans lesquels j’allais me cacher, toussant dans l’obscurité et la poussière. Ce fut bientôt un rituel : j’invitais tous mes copains à participer à ces excursions. Bien sûr, cela ne resta pas longtemps inaperçu. Des voisins se plaignirent. Régulièrement la concierge appelait les flics et je voyais un panier à salade stationner en bas de mon immeuble, rue de Dunkerque. À une époque, le harcèlement devint si intense que je ne me baladais plus sur les toits que la nuit et sans chaussures, car le bruit de mes pas alertait des locataires mécontents. C’était l’hiver ; le zinc râpeux avait un froid et une dureté de glace ; j’avais l’impression d’escalader pieds nus un Everest.

Une après-midi, tandis que je me lançai sur une volée d’échelons pour descendre un à-pic, j’entendis un homme protester depuis un balcon de l’immeuble d’en face : « Hé ! Toi… Qu’est-ce que tu fais ? » Il tenait un téléphone sans fil à la main, moulinait des bras et s’égosillait. Vite, je regrimpai en haut de l’échelle et, comme j’étais avec un ami, nous nous cachâmes, haletants, penauds, derrière les créneaux de terre cuite d’une cheminée. L’homme du balcon poursuivait : « Pas la peine de te planquer, va. C’est bon. Tu peux te promener sur les toits. Je m’en fiche. C’est poétique, okay… Mais fais gaffe. Fais gaffe à ta peau… » Cette voix, ce débit de paroles intarissable… Mon camarade et moi nous regardions, interloqués. Cette élocution était reconnaissable entre toutes. C’était un acteur, qui venait de se rendre célèbre grâce à un rôle taillé sur mesure : l’homme du balcon ne pouvait être que le séducteur de la Discrète, Fabrice Lucchini. Bien qu’ayant un téléphone au poing, il ne prévint pas le commissariat. Au contraire, il nous regarda nous éloigner, songeur.

 

Paris by night

Notre champ d’investigation ne tarda pas à s’élargir. Bientôt, tous les toits des amis furent visités. Après avoir écumé les hauts du IXe arrondissement, nous eûmes la curiosité de découvrir les autres quartiers. C’est ainsi que débuta la période des échafaudages. Nous choisissions un site historique que nous avions envie d’admirer d’en haut : Saint-Sulpice, les Halles, le centre Beaubourg, le Trocadéro, la Sorbonne, l’Observatoire… La capitale étant perpétuellement en travaux, nous finissions toujours par trouver, dans les parages immédiats de ces monuments, un immeuble en cours de ravalement. Nous repérions les lieux le jour et revenions après minuit, pour procéder à l’ascension.

Un échafaudage, c’est une forteresse mal protégée : seul le premier étage est difficile à conquérir. Des bâches, des palissades de tôle ondulée en défendent les issues. Cependant, sitôt qu’on a pénétré à l’intérieur, on s’y déplace à son aise : les niveaux communiquent par des échelles et des trappes aux abattants toujours ouverts. On arrive sans peine au sommet. Là, tout se complique : certains échafaudages s’élèvent vraiment jusqu’au niveau des toits, d’autres s’arrêtent un étage avant. Il y a alors un passage plus périlleux, durant lequel il faut grimper sur les crêtes de l’immeuble ; gouttières, œils-de-bœuf, surplombs ou échauguettes, force est composer avec l’existant. La technique des échafaudages présente en outre un inconvénient : les échelles d’aluminium qui permettent de monter d’un étage à l’autre ne sont pas fixées, mais seulement accrochées, et mal calées. Il est rare, lorsqu’on met le pied sur le premier barreau, que ne retentisse un claquement métallique. Ces chocs alertent les habitants. Souvent, nous eûmes la police au pied de l’échafaudage. Parfois, ils braquaient vers les hauteurs des lampes-torches et nous sommaient de descendre. Nous restions silencieux, tapis dans l’ombre. Jamais ils ne montaient nous chercher.

 

Bacchus contre l’homme-araignée

En une seule occasion, je vécus une course-poursuite. Il était près de quatre heures du matin. J’étais avec Guillaume, et nous savourions une bouteille de vin blanc à la proue d’un immeuble, en regardant défiler les globules raréfiés de la circulation automobile, quinze mètres en contrebas. Soudain, j’entendis une portière claquer – des voix d’hommes dans la rue. J’eus un pressentiment. Je me penchai par-dessus le rebord : pas de doute, c’était la police. « Viens, dis-je à Guillaume, on s’en va. » Mieux valait prendre de l’avance car, pour revenir vers la chambre de bonne dont nous étions partis, nous devions franchir deux toits de tuiles. Sur ce type de couverture, il faut marcher en canard, en ayant toujours le talon appuyé sur une tuile et la pointe du pied sur une autre ; la progression est lente. À peine avions-nous terminé cette traversée délicate, que deux types surgirent derrière nous : « Police ! Arrêtez ! » Je me retournai pour les fixer et n’en crus pas mes yeux : en fait de flics, nous avions affaire à deux hommes-araignées. Ils étaient en tenue moulante d’alpiniste, avec des cordages autour de l’épaule. « Aïe, dis-je à Guillaume, ça s’annonce mal… » Mais que vis-je ? Mon copain était en train de finir la bouteille de blanc cul-sec (car il ne voulait rien laisser perdre) et, quand il l’eut terminée, il la lança. Nous entendîmes le verre se fracasser sur la chaussée, en bas. Comme au poker, Guillaume doublait la mise. Il s’essuya le menton. Les spidermen de la police nationale n’étaient plus qu’à cent cinquante mètres. Alors commença une course effrénée. Nous avions sur nos poursuivants un avantage non négligeable : chaque fois qu’il fallait passer un obstacle délicat, ils procédaient dans les règles de l’art. Ils s’encordaient, s’assuraient. Tandis que nous, pardon ! Nous galopions free style, nous faisions du patin à roulettes sur le zinc. Nous sautions d’une cheminée à l’autre. Il serait peut-être plus convenable de raconter comment nous nous sommes fait prendre : quoi qu’il en soit, nous pûmes regagner la chambre de bonne, changer rapidement (et sans allumer la lumière) de vêtements, puis ressortir comme si de rien n’était dans la rue pour voguer vers d’autres destinations tandis qu’ils étaient toujours là-haut à réviser leur brevet d’alpinisme.

 

Sentimentales effractions

Plus tard, je trouvai une méthode qui permettait, à l’aide d’une simple clé, d’ouvrir la plupart des vasistas des immeubles haussmanniens (pourvu que ce ne fussent pas des Velux hermétiques). Dès lors, si nous montions par un échafaudage, nous finissions toujours par trouver une ouverture donnant sur un couloir de chambres de bonne, de telle façon que nous redescendions par un escalier de service. De même que l’esquimau cherche l’emplacement d’un trou à pratiquer dans la glace pour pêcher, nous passions un moment à prospecter, errant d’une lucarne à l’autre, pour être sûrs d’atterrir dans des parties communes et non chez des particuliers.

De temps en temps, nous fîmes des erreurs. Une fois, toujours avec Guillaume, nous nous laissâmes glisser dans un grenier éteint. Nous trouvâmes un escalier. Deux étages plus bas, nous découvrîmes une pièce où étaient entreposés une douzaine de canapés-lit. Cela tombait à point nommé, nous nous allongeâmes. La nuit avait été longue et mouvementée, la fatigue commençait à nous tenailler. Je m’assoupis. Un peu plus tard, Guillaume me réveilla : « Dis donc, Alex, faut pas trop qu’on traîne. » Nous descendîmes l’escalier, et c’est seulement au rez-de-chaussée que la réalité de notre situation nous apparut clairement : nous étions dans un magasin de meubles. Nous pouvions voir la rue, à travers la vitrine. Il faisait déjà jour. Quelle heure pouvait-il être ? Six heures peut-être ? Des lasers rouges, qui devaient faire partie du système d’alarme, zébraient l’espace devant les vitres. Le dispositif était sophistiqué, à coup sûr – à ce détail près que nous n’avions eu aucun mal à nous introduire dans ce magasin par le haut.

On vendait là un mobilier d’un mauvais goût outrancier. Il y avait des colonnes gréco-romaines, des lits à baldaquins aux montants de cuivre, des commodes laquées noires ou dorées à la feuille d’or : le genre de choses qu’on s’attend à trouver dans des villas à Monte-Carlo. Ces objets nous paraissaient soudain étrangement proches, et disponibles. Je m’emparai d’un luminaire : « Combien ça peut coûter, un machin pareil ? » Je lus l’étiquette. Ou je voyais double, ou le chiffre avait deux zéros de trop. Nous étions tombés chez les rois de l’arnaque. Il aurait été facile de punir cette cupidité insensée. C’était tellement tentant : il suffisait de laisser tomber le luminaire, il se briserait sur le sol. Si nous le voulions, nous pouvions tout casser. Mais étions-nous encore en état de nuire ? Ne valait-il pas mieux repartir par où nous étions entrés ?

En une autre occasion, j’eus une surprise émouvante. J’avais ouvert un vasistas. J’allai m’engouffrer dans l’ouverture, quand je discernai une forme blanche sous mes pieds. Mes pupilles mirent un temps à s’adapter. Sous moi, une femme seule était endormie, enroulée dans une couette. Son épaisse chevelure brune s’égouttait sur l’oreiller. Elle avait les épaules nues. De quoi pouvait-elle rêver ? J’entendais le bruissement de sa respiration, ses soupirs. De la profondeur de la chambre, me parvenaient des bouffées d’air chaud, des odeurs animales de sommeil. Je restai longtemps immobile à observer la dormeuse. Après quoi, je refermai la lucarne délicatement, pour ne pas la réveiller. Et me retirai à pas de loup.

 

Requiem pour deux amoureux

J’avais un ami qui habitait près de Cadet, dans une chambre de bonne extrêmement petite, moins de dix mètres carrés. Contre un mur de la chambre, était accrochée une vieille échelle de ramoneur en bois. On lui avait loué ce local avec l’échelle ; à croire que, par une clause tacite du bail, les toits étaient considérés comme une extension de ce gourbi infâme. Un premier de l’an, nous fîmes une soirée chez lui. Nous étions sept ou huit. Peu avant minuit, nous sortîmes pour nous embrasser là-haut. Il avait neigé, les plaques glissaient diablement. Ce soir-là, nous ne nous aventurâmes pas loin… Cinq ou six années plus tard, je me retrouvai par hasard dans le même immeuble. J’engageai la conversation avec le nouveau locataire de la chambre, lui demandai s’il avait toujours une échelle. Il me raconta que cet accessoire avait été confisqué : juste avant lui, un couple d’amoureux vivait là. Un soir de premier de l’an, ils partirent ensemble déambuler, main dans la main, sur le toit. Quelle audace commirent-ils, dans quelle extravagante galipette se lancèrent-ils ? Nous ne le savons pas. Toujours est-il qu’ils tombèrent. Ils moururent ensemble, sur le coup. L’idée de ces deux tourtereaux foudroyés pour avoir commis une imprudence a quelque chose de bouleversant.

Cette histoire m’ouvrit les yeux. Bizarrement, pendant toutes ces années où je montais sur les immeubles de façon très régulière, je n’ai jamais pensé au danger. Comme un enfant, je me croyais invulnérable. Aller sur les toits, tel que je le concevais, c’était d’abord une expérience esthétique. C’était s’extraire du carcan parallélépipédique des logements minuscules, pour gagner des perspectives ouvertes, des vues imprenables sur Paris. C’était pouvoir enfin étendre son regard jusqu’à l’horizon. Par ses sommets, la ville communique avec l’infini et la beauté du ciel. Le bleu gris du zinc est une teinte merveilleuse. Certes… Mais aujourd’hui, si je repense à cette passion qui m’animait, je m’aperçois qu’elle était surtout suicidaire. Je flirtais inconsciemment avec la mort. La plupart du temps, quand je me baladais sur ces pentes, j’étais ivre. Il m’est souvent arrivé de sauter au-dessus du vide, ou de me suspendre à des barres de fer à moitié descellées. Quand je me rappelle ces moments-là, il m’arrive de toucher mon corps avec incrédulité. Comment se fait-il que je sois toujours entier ? Dans mon cas, on peut parler de chance. Ce qui m’amène à poser cette autre question, à laquelle il est plus délicat d’apporter une réponse rationnelle : faut-il nécessairement risquer sa vie pour l’aimer ?

 

Texte paru dans L’Imbécile de Paris, été 2004, © Alexandre Lacroix