Don Quichotte, 2017
208 pages
ISBN : 2359496433
L’extrait
Extrait du monologue d’Elsa :
« Attention, pour moi les images de l’époque ne sont pas en noir et blanc comme pour vous. Pour moi, Drancy, c’est encore un film en couleur, et nous ne sommes plus très nombreux à pouvoir en dire autant !
J’y suis arrivée par un matin du début de juillet, dans un autobus à plateforme qui a freiné devant le portail principal avec un gros soufflement des amortisseurs. Il y avait des gendarmes en faction à l’entrée et puis plusieurs rangées de barbelés, très hautes. J’avais vaguement entendu parler d’endroits dans ce genre-là, mais n’avais pas d’idée précise de ce que c’était qu’un camp. Je n’avais jamais vu aucune photo, ni aucune gravure qui aurait pu m’y préparer. Avant la télévision, avant les ordinateurs, le monde comptait encore beaucoup de lieux comme ça, cachés, dont personne ne connaissait l’apparence. »
Extrait du monologue de Nour :
« Notre cité, elle m’évoque grave Tetris. Vous qu’êtes venu, Inspecteur, j’suis sûr que vous comprenez ce que je veux dire. Vous avez vu, on habite dans des petits cubes. Les pièces des apparts sont en forme de cube. Les escaliers on dirait des minicubes empilés. La cour, c’est qu’un grand cube avec du gazon rasé, comme si on lui avait passé la tondeuse un millimètre. Les galeries aussi elles sont en mode géométrie pour les nuls. Y’a pas de détails, c’est pas stylé. Ça sent le vite fait, le bâclé. Genre je te ponds un monde de nazes en cinq sec. À mon avis, ce qui manque chez nous c’est les courbes. Moi, je kiffe bien ça les courbes. C’est doux. Ça donne des idées de caresse. Alors que les cubes ça donne envie de frapper, ça fout la rage. »
L’histoire
Il existe, à quelques kilomètres de Paris, un lieu méconnu, même si des événements majeurs s’y sont déroulés : la cité de la Muette. À l’origine, elle devait être un fleuron de l’architecture française. Dessinée par deux grands architectes, elle représentait une réponse au Bauhaus allemand, et une révolution du logement populaire. Mais le chantier a été interrompu avant-guerre et, de 1941 à 1944, la Muette est devenue le camp de Drancy, administré par les gendarmes et les nazis. Depuis ces bâtiments, soixante-sept mille Juifs furent déportés.
Le destin de cette cité, qui concentre ce qu’on ne veut pas voir à la fois dans l’histoire et dans la société françaises, ne s’arrête pas là : après la Libération, elle a été aménagée pour y créer des logements sociaux. Les anciennes chambrées des détenus, cloisonnées à la va-vite pour faire des studios et des deux-pièces, sont encore habitées de nos jours.
Dans ce roman choral, le lecteur est invité à suivre le parcours de deux personnages, Elsa, détenue en 1943, et Nour, un jeune Beur d’aujourd’hui. Ils n’ont pas la même langue, pas le même rapport au désir ni à la mort, mais leurs histoires s’entremêlent et se répondent.
Revue de presse
Delphine Peras, L’Express, 31 octobre 2017
« Une enquête romanesque sur un lieu tabou : ainsi peut-on résumer ce nouveau roman, très poignant, d’Alexandre Lacroix. Soit une fiction originale, à deux voix, qui braque un salutaire coup de projecteur sur la cité de la Muette, à Drancy, hier et aujourd’hui. »
Alice Develey, Le Figaro littéraire, 14 septembre 2017
« Alors, on balance entre commisération et désolation dans ce quartier gris, où la détresse humaine est reine. ‘‘A quinze kilomètres à vol d’oiseau de la tour Eiffel.’’ Touchant, le récit de La Muette a finalement le don d’éveiller notre indignation. Une colère que l’écrivain n’hésite pas lui-même, au prisme de ce quartier, à crier en dénonçant « ce qu’on ne veut pas voir dans l’histoire et dans la société françaises’’. Pire, ceux qu’on a nous-mêmes mis ‘‘en quarantaine’’, que ce soit ‘‘sous une forme extrême durant la Seconde Guerre mondiale ou sous une forme plus insidieuse de nos jours’’. Un parti pris cru mais honnête. »