Bienvenue au club des abstinents

Étrange démarche que celle des Dépendants Affectifs et Sexuels Anonymes, qui tentent de se sevrer de la drogue du sexe, aux effets trop destructeurs. Récit d’une intrusion dans leur cercle.

Je me rendis donc à l’adresse indiquée, rue Saint-Denis. En arrivant, je fus surpris de constater que c’était dans l’annexe d’une église que se déroulerait la réunion des Dépendants Affectifs et Sexuels Anonymes (DASA). Comme me l’apprirent des affiches punaisées aux murs, le local servait également aux Alcooliques et aux Narcotiques Anonymes. L’ameublement était fait de bric et de broc. Il y avait des crucifix et des icônes écaillées, des bouquins qui traînaient sur une étagère, et un bar, derrière lequel un ancien préparait des tisanes pour chaque nouvel arrivant.

Avec mon gobelet en plastique dans lequel infusait un sachet de tilleul, j’allai donc m’asseoir dans un coin à l’écart. La pièce ne tarda pas à se remplir. Quand nous fûmes au complet, je comptai dix-sept personnes, dont pas moins de dix femmes. Parmi celles-ci, certaines étaient à la fois jeunes et jolies ; toutes portaient d’épais pulls de laine. Pas de jupes courtes, ni de talons aiguilles – aucune extravagance vestimentaire parmi les membres de ce groupe. Les gens qui venaient ici étaient des Parisiens ordinaires, comme ceux qu’on voit dans le métro, plus ou moins friqués, à peine plus névrosés. J’estimai la moyenne d’âge aux alentours de trente-cinq ans.

En me documentant avant de venir, j’avais appris que le mouvement des Sex and Love Addicts avait été créé en 1975 aux États-Unis par un certain Patrick Carnes, auteur d’un best-seller intitulé Out of the shadow. Patrick Carnes fut le premier à définir la dépendance affective et sexuelle comme une maladie évolutive, dont il propose de contrôler la progression en suivant un programme en douze points, inspiré de celui des Alcooliques Anonymes. Il existe aujourd’hui une trentaine de « fraternités » DASA à travers la France, où ce mouvement est apparu il y a quinze ans. Comme les Alcooliques Anonymes, l’association DASA n’est affilée à aucune religion, secte, institution ou parti politique – bien que la référence à Dieu, ou encore à la « puissance supérieure », y soit couramment invoquée, pour sa valeur thérapeutique.

Une métisse souriante d’une trentaine d’années – appelons-la Michaëlle – ouvrit la séance. Il y eut une minute de silence, après laquelle chaque participant fut invité, à tour de rôle, à lire à haute voix des textes précisant le statut et la démarche l’association. J’appris ainsi que la dépendance affective et sexuelle peut « prendre plusieurs formes, y compris (mais pas uniquement) un besoin compulsif de sexe, une dépendance exagérée par rapport à une ou plusieurs personnes et/ou une préoccupation permanente pour le romanesque, les aventures sentimentales ou le fantasme ». Les membres DASA veulent se délivrer de leurs pratiques et de leurs fantasmes sexuels, parce que ceux-ci atteignent une intensité qui les empêche de vivre normalement. Ce sevrage doit souvent passer par une période d’abstinence, même si l’objectif final est la sobriété. « Il n’y a pas de définition unique de la sobriété, car les formes que prend la dépendance affective et sexuelle sont très variées selon les individus. Quoi qu’il en soit, chaque membre DASA identifie la forme principale que revêt sa dépendance en ce qui le concerne personnellement, et devient sobre lorsque, quotidiennement, il s’abstient de ce comportement. »

Ces lectures durèrent près d’une demi-heure. Peu à peu, l’attention de l’auditoire se relâchait. Certains – ceux que j’avais identifiés comme le noyau dur des habitués – échangeaient des messes basses ou piquaient de brefs fous rires. Les autres étaient, dans l’ensemble, assez distraits. Non loin de moi, une fille aux yeux mauves s’entortillait une mèche de cheveux ; un homme patibulaire portant des lunettes noires se curait le nez méthodiquement.

Certains passages de la lecture me mirent mal à l’aise. À plusieurs reprises, il était précisé que la réunion était formellement interdite à tout curieux, voyeur, journaliste. Il était demandé aux participants de ne pas répéter ce qu’ils entendraient, de ne pas alimenter les commérages autour de l’association, et de respecter l’anonymat de tous. Or, j’étais là incognito. Je n’avais révélé à personne dans le groupe mon intention d’écrire un article, de crainte de me faire vider ou de fausser par ma présence le déroulement de la séance. Mon intention était de me faire passer pour une nouvelle recrue. Hélas, j’avais clairement conscience d’être, au milieu de tous ces gens de bonne volonté, le traître.

 

La confusion des sentiments

Enfin, Michaëlle lut l’énoncé de la première étape du programme, sur laquelle portait la réunion de ce soir : « Nous avons admis que nous étions incapables de contrôler notre dépendance sexuelle et que nos vies sont devenues ingérables. » C’était, ensuite, le moment attendu du « partage ». Chacun dispose d’un temps de parole court, compris entre trois et cinq minutes, pour réagir librement à cette phrase, évoquer sa propre dépendance et ses espoirs de rétablissement. L’assistance est tenue d’écouter le partage de chacun avec respect, sans émettre de commentaire. Cinq ou six volontaires levèrent la main, impatients de s’exprimer. On allait donc passer aux choses sérieuses, rentrer dans le vif du sujet après ces fastidieux préliminaires.

Une brune plantureuse se lança : « Bonsoir, je m’appelle Virginie, je suis dépendante affective et sexuelle.

– Bonsoir Virginie, dirent tous les autres en chœur.

– D’abord, je voudrais dire que je suis super contente d’être là ce soir. Moi, en ce moment, comment dire… Je ne sais pas bien où j’en suis. Je suis engagée dans une relation fusionnelle. Je ne sais plus comment je fonctionne. Il y a des moments où je crois que je suis dans la réalité, et d’autres où je déconne totalement. J’ai toujours besoin d’être avec l’autre, d’être remplie par sa présence. C’est comme si j’étais vide, et que j’avais besoin de quelqu’un pour exister. Je deviens insupportable. Pour moi c’est de la conso, de la pure conso… Y’a pas d’autre mot pour qualifier ma relation.

– Merci Virginie », dirent les autres d’une seule voix.

Un homme, dont le physique me faisait penser à celui de Georges Perec – appelons-le Georges – parla à son tour : « En ce moment, j’ai l’impression d’avancer. J’apprends à formuler ce que je ressens, à parler de mes émotions devant les autres. Je dis ce que j’éprouve, et c’est très beau, parce que les personnes en face de moi réagissent. C’est pourquoi, j’aurais tendance à dire que je traverse une période de ma vie plutôt positive. Aujourd’hui, j’ai un peu déprimé, mais je savais que j’avais cette réunion DASA ce soir… Hier, j’étais vaguement angoissé, mais je suis allé voir un kinésithérapeute qui m’a fait du bien. Avant-hier, j’avais une séance avec mon psychanalyste. Bref, je profite d’une bonne conjonction des choses.

– Merci, Georges.

– Bonsoir, je m’appelle Julie, je suis dépendante affective et sexuelle, dit la fille aux yeux mauves à côté de moi.

– Bonsoir Julie.

– C’est dingue, à chaque fois que j’écoute les textes au début de la séance, ça me fait trop de bien. Je découvre sans cesse des sens nouveaux, ça m’ouvre les yeux sur ce que je suis… C’est formidable. Cette semaine, j’ai un peu soigné mon anorexie affective. Mais, je ne suis pas sûr d’avoir fait beaucoup de progrès… »

Et elle broda ainsi pendant de cinq longues minutes.

Les témoignages s’enchaînaient, semblables les uns aux autres.

De sexe, il n’était jamais question.

De mon côté, j’étais déçu. S’ils s’insistaient tellement, au début de la réunion, sur la nécessité de protéger l’anonymat des participants, c’était – du moins l’avais-je supposé – parce que nous allions entendre des témoignages choquants, des confessions salaces. Je m’attendais à un inventaire des formes variées de la psychopathia sexualis. Au lieu de ça, je devais subir ce salmigondis de considérations abstraites et sentimentales, qui me rappelaient les pages Psychologie des magazines féminins. C’est à peine si, parfois, certains osaient effleurer la chose. Un jeune homme avoua qu’il avait une rechute entre Noël et le jour de l’an – « à l’entrefêtes (sic), je suis retombé dans mes activités cyberludiques » – ; une belle femme d’apparence très bourgeoise expliqua qu’elle avait brièvement donné libre cours à toute sa « gaudriole sexuelle », mais « sans qu’il se passe quoi que ce soit de physique ». Et tous les autres témoignages restaient brumeux, impénétrables.

Nous traversons quand même une époque étrange, me dis-je. Il y a quelques décennies, à la fin des Trente Glorieuses, avoir une sexualité épanouie et multiple était un signe de santé. C’était même une mode… Et aujourd’hui, ceux que la crise n’a pas encore châtrés se réunissent dans des halls d’église, par des soirées d’hiver, pour tenir des discours raisonneurs et déprimants sur leur libido.

Mais je ne pus poursuivre longtemps ces considérations… À présent, tous les visages se tournaient vers moi. C’était à mon tour de prendre la parole. Impossible de me défausser.

« Bonsoir, je m’appelle Alexandre.

– Bonsoir Alexandre.

– C’est la première fois que je viens ici, et je ne sais pas très bien comment me situer par rapport à votre groupe. » Je retins ma respiration. Maintenant, dix-sept paires d’yeux étaient braquées sur moi, humides de tolérance et de compassion. « En fait, je n’ai jamais su comment me comporter par rapport aux groupes en général. Je crois que j’aurais tendance à me définir comme un indépendant affectif et sexuel. » J’en vis plusieurs hocher gravement la tête, comme si cette expression appartenait depuis longtemps à l’étiologie de leurs malheurs. « Voilà, je ne sais pas quoi dire d’autre pour ce soir.

– Merci Alexandre. »

 

Par ici la sortie

Vingt minutes plus tard, j’étais dehors. Je retrouvai le froid de janvier. Je remontais la rue Saint-Denis sur cent mètres, quand je reconnus la silhouette massive d’un homme d’une cinquantaine d’années, entièrement vêtu de blanc. Celui-là était présent à la réunion. Il se tenait immobile, au milieu de la rue, les bras croisés. Il m’observait fixement. L’insistance de son regard était telle, qu’elle me glaça le sang. C’était bien ma veine ! À présent, j’avais un pervers sur le dos… Je jetai un coup d’œil circulaire, pour évaluer mes perspectives de fuite. La rue était large, assez animée – bien que sa fréquentation fût douteuse. Peut-être fallait-il accélérer pour gagner au plus vite le boulevard Étienne Marcel ?  L’homme pivota sur ses talons. Je m’étais trompé sur ses intentions. Il se retourna, puis je le vis se diriger droit vers l’entrée d’un peep-show : il avait la démarche lente et résignée d’un condamné qui monte à l’échafaud.

 

Texte paru dans L’Imbécile de Paris, janvier 2006, © Alexandre Lacroix