Voyage au centre de Paris

Flammarion, repris en J’ai lu.

2013

381 pages. 


ISBN : 978-2081290303

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L’extrait


« De même qu’il existe une mélancolie portugaise inimitable, la saudade, sorte de nostalgie, non de ce qui fut, mais de ce qui aurait pu être, de même qu’il règne à Naples une nervosité générale, palpable dans les vrombissements des moteurs et jusque dans les vibrations de l’air, un stress qui tourne à vide et n’est nullement généré par le surmenage, mais semble émaner, comme une irradiation diffuse, des murs lépreux, de même quiconque a passé quelques dimanches solitaires et blafards à Paris a déjà éprouvé l’émotion caractéristique de cette ville : je veux parler du cafard parisien. C’est une morosité grise comme le zinc des toits, comme les trottoirs détrempés par la pluie, une sorte de désespoir zéro, sans cause précise et sans violence, une angoisse atmosphérique que vous inspirez sans vous en douter, qui finit par vous imbiber jusqu’aux vertèbres même si vous vous croyez encore plein de vie et d’optimisme.

Le paradoxe des villes, en général, c’est qu’on s’y sent plus seul qu’à la campagne, que l’isolement y prend une dimension poignante. Soudain, le monde ne répond plus. La foule est un flot continu, sur lequel on n’a aucune prise. Il y a tant de frères humains, mais tant de cloisons nous séparent. Or, cette loi du milieu urbain est amplifiée à Paris : peut-être parce qu’il flotte dans ses rues une virtualité d’amour, une promesse d’érotisme qui exaspèrent les moments de solitude. C’est carrément un gouffre qui s’ouvre sous les pas du célibataire en quête d’une âme sœur. Celui qui est malheureux à Paris fait tache, il est anormalement sombre dans la Ville lumière ; lui-même se trouve inutile et bête. À l’écart de l’agitation sociale, son état ne se réverbère plus que dans la couverture nuageuse qui pèse sur les tuyaux de cheminées, ou dans le délabrement dégoulinant des façades, les fêlures des trottoirs… »

L’histoire


Jardin du Luxembourg. Un homme s’adresse à une femme qu’il s’apprête à rejoindre : il lui raconte l’histoire des mythiques chaises du Jardin, lui parle de La Nausée de Sartre, fait un détour par la Fontaine Médicis… Puis il poursuit « en sa compagnie » une exploration sentimentale et savante de Paris. À chaque rue traversée sont convoqués des anecdotes méconnues, des auteurs oubliés et célèbres ou des souvenirs personnels, du temps où le narrateur visitait de nuit les catacombes, escaladait les toits de Paris ou rencontrait à la bibliothèque la femme qui l’attend aujourd’hui.

Revue de presse

Benoît Duteurtre, Marianne, 13 janvier 2013

« Avec une érudition sensible et sans esbroufe, Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, livre ici l’évocation littéraire d’une ville intimement aimée.

C’est l’un des pouvoirs du roman : dilater le temps ou le condenser ; résumer en cinq lignes vingt ans de la vie de Frédéric Moreau, ou consacrer 1 000 pages à une journée de Stephen Dedalus. En ce sens, le beau Voyage au centre de Paris d’Alexandre Lacroix, qui raconte, en 48 chapitres, une simple promenade du jardin du Luxembourg au square du Temple, peut bel et bien revendiquer le qualificatif de «roman», inscrit en couverture.

Au début de cette aventure, le narrateur semble partagé entre deux passions : une femme et une ville. A la première, un peu jalouse, il voudrait faire partager les secrets de son Paris intime. Cette exploration s’adresse à l’être aimé… qui se confond aussitôt avec le lecteur. De la rive gauche à la rive droite, dans des arrondissements touristifiés, boboïsés, l’auteur s’applique à raviver tout un foisonnement poétique d’histoires méconnues, de souvenirs littéraires, de sensations personnelles remontant à l’enfance. Par son naturel, sa musicalité, son érudition sans esbroufe, il nous prend par la main et nous conduit sur le chemin de ses rêveries.
Les férus d’histoire parisienne ne s’étonneront pas de rencontrer, dans ces pages, le nom d’Ivan Chtcheglov, un des compagnons de Guy Debord, du temps où l’aventure situationniste était une attitude poétique fondée sur l’exploration aléatoire des grandes villes. Ensemble, ils avaient inventé le terme de ‘‘dérive psychogéographique’’, auquel Lacroix semble, pour une part, emprunter son projet.

De fait, nous sommes très loin du guide touristique, mais dans un libre parcours guidé par des pensées fugitives et le hasard des rencontres. Après nous avoir expliqué la mystérieuse beauté de la fontaine Médicis, dont le plan d’eau semble incliné, puis avoir patienté au Rostand où le garçon de café oublie – comme il se doit – de lui apporter son verre d’eau, le narrateur s’en va vers la rue Soufflot. D’autres histoires surgissent, révélant une extraordinaire familiarité de l’auteur avec cette cité dont chaque carrefour inspire un nouveau chapitre. Ce Voyage n’est pas un livre de plus sur Paris, mais une méditation sur tout ce qu’une ville peut nous raconter d’histoires vraies ou d’histoires loufoques, comme ce passage consacré aux rêveries d’écrivains sur les ruines futures de la capitale.

Un des plus beaux moments est consacré à la Seine, à sa ‘‘teinte hésitante, entre mélasse et bitume’’, à cette présence du suicide sur les ponts de Paris ; mais aussi à ces mouettes rieuses venues d’Europe du Nord, et aux pêcheurs de la pointe du Vert-Galant. Hemingway adorait s’y rendre avec un litre de vin, du pain et de la charcuterie. C’est ici, en regardant le fleuve, puis à La Closerie des lilas, qu’il a imaginé l’un de ses récits les plus américains, la Grande Rivière au cœur double, situé dans le Michigan. Effet merveilleux de cette ‘‘transplantation’’ des lieux, parmi les mille sujets de réflexion que Lacroix éveille en nous.

Ne croyons pas pour autant que cet ouvrage serait celui d’un esthète un brin passéiste. Il s’interroge aussi bien sur le street art, ou s’enfonce dans le dédale d’une backroom gay – ce qui n’est pourtant pas la tendance de l’auteur – afin de compléter son étude dans une scène à la fois comique et pathétique ! Lacroix sait, l’air de rien, glisser des images concrètes aux souvenirs des poètes oubliés qui arpentaient ces mêmes rues, trois siècles plus tôt. Son livre est aussi un guide de lecture dont chaque page renvoie vers d’autres ouvrages, pour déployer à l’infini le roman de Paris. »

Florence Bouchy, Le Monde des Livres, 8 février 2013

« En adepte de la ‘‘dérive psychogéographique’’ théorisée par Gilles Ivain lorsqu’il fréquenta les situationnistes, Alexandre Lacroix nous propose d’entamer un Voyage au centre de Paris qui a tout d’une expérience psychique et existentielle. Comme l’écrivait l’ami de Guy Debord, ‘‘les rues d’une ville ne remplissent pas seulement la fonction de relier un point à un autre, en fait elles établissent des connexions entre les différents coins de notre mémoire’’. Au fil des chapitres du roman, suivant un itinéraire subjectif et capricieux de la rive gauche à la rive droite, le narrateur laisse se déployer sa rêverie au gré des réflexions que lui inspirent aussi bien l’observation des sacs de poubelle transparents, imposés par le plan Vigipirat, que la ‘‘teinte hésitante, entre mélasse et bitume’’ de la Seine, qui ne manque jamais de réveiller chez lui ‘‘des pensées de mort (…), l’idée très répandue qu’on peut se suicider, rien qu’en y plongeant’’. Mais le discours intérieur du narrateur n’a rien de solipsiste. Le flâneur s’adresse fictivement à la femme q’uil aime pour lui faire partager ses émotions parisiennes. Il entraîne dans le même mouvement le lecteur, conquis par l’enthousiasme de ce piéton sensible et cultivé. Alexandre Lacroix réussit à poser un regard sur son époque, tout en lui redonnant la profondeur historique que le rythme effréné de la vie urbaine tend à occulter. Il réalise la prouesse de transmettre une culture vivante, jamais suspecte d’académisme malgré sa grande érudition. »